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Soulever les paupières invisibles

Un essai sur la logique du monde et de l'esprit
SOMMAIRE

Soulever les paupières invisibles

Un essai sur la logique du monde et de l'esprit

Chapitre 11

La perception du temps

Parfois il passe trop vite, parfois il semble traîner : le temps, existe-t-il vraiment ? Ou n’est-il qu’une création de l’esprit ?

 

Ce chapitre est un petit interlude sur le temps afin de préparer le terrain pour le chapitre suivant.

Valeur, mesure et instrument de mesure

Le temps… existe-t-il vraiment ? Ou n’est-ce qu’une invention de l’esprit ?

On a l’impression qu’il passe de plus en plus vite. Et en même temps c’est normal puisqu’on perçoit le temps en partie par rapport à notre mémoire et à notre vécu, comme toutes les chosechoses du monde d’ailleurs. Chaque journée représentant une part de plus en plus fine de notre existence, il est normal que les suivantes paraissent de plus en plus courte ; on en a vécu tellement, la valeur se noie de plus en plus dans la masse. Pour faire le lien avec le chapitre précédent, la connaissance qu’on a du temps en change notre perception. Au début quand on est enfant, on se laisse impressionner par cette nouveauté, les journées paraissent longues car ce qu’on y fait représente encore une grosse partie de notre vécu. D’ailleurs quand on est petit la valeur symbolique de « minuit » parait très loin dans une journée tant sa signification est grande. Plus les chosechoses sont lointaines, plus elles nous paraissent plus longues qu’elles ne le sont « vraiment » (cf jeux-vidéo, films), et aussi plus loin qu’elles ne le sont « réellement ». Mais qu’est-ce qui change avec le temps ? Toutes les images qu’on a des chosechoses (~ les mesures) ? Ou plutôt ce « vraiment » et ce « réellement » (~ l’instrument de mesure) ? Autrement dit, qu’est-ce que le « vraiment » et le « réellement » s’ils évoluent à mesure que l’on évolue ?

C’est tout le paradoxe de l’amélioration. Quand on regarde nos anciennes productions, on les trouve nulles parce qu’entre temps on s’est bien amélioré, nos critères ont changés.



Temps et mémoire – L’abstractionabstraction du passé

Il n’est pas rare d’entendre une personne d’un certain âge dire à une personne plus jeune de profiter de la vie, car celle-ci est beaucoup plus courte qu’on ne le pense. En ce qui me concerne je pense que c’est faux ; le temps passe vite, mais ça ne veut pas dire que la vie est courte. Pour tout dire, je trouve que la vie humaine est longue, et pour peu qu’on investit correctement le temps de chacune de nos journées, on peut facilement mener plusieurs vie dans une seule. Énumérez le nombre de rencontres, le nombre de chosechoses que vous avez faites au cours de votre vie, ; il est fort probable qu’il y en a tellement que vous ne vous souvenez plus de la grande majorité. Non, ce n’est pas que la vie est courte, c’est simplement qu’on a l’impression que le temps passe vite, et ce, pour des raisons de fonctionnement mental, à commencer par cet oubli de la majorité des chosechoses. En effet, la vie paraît courte parce qu’on oublie tous les détails, toutes les minutes de nos journées antérieures à mesure que l’on avance. Si nous nous souvenions de chaque seconde de chaque journée dans tous ses détails, le passé ne nous semblerait pas si petit.

Nous vivons en faisant abstractionabstraction du passé explicite. Je me surprends quelques fois à imaginer que toutes nos expériences passées ne pourraient être que des souvenirs injectés que ça n’y changerait rien du tout, et ce pour plusieurs raisons.

La première de ces raisons est physique : comment être sûr que ce que je pense s’être passé hier s’est effectivement passé hier et non pas il y a des années ? Et je dirais même plus, comment être sûr que ce qui s’est passé hier s’est réellement passé, tout simplement (beaucoup de romans et films jouent avec cette possibilité). Dans notre tête, tous les souvenirs sont réduits à de la chimie et donc le temps lui même ne devient qu’un « code ». Et il est difficile de voir en quoi une erreur de ce code pourrait être perçue, puisqu’on ne se rappellerait pas de la chosechose codée comme de la chosechose qui s’est réellement passée mais comme de la chosechose enregistrée (et erronée).

Les autres raisons sont plutôt d’un ordre logique. D’une part car les souvenirs sont flous pour la conscienceconscience, mais surtout car ils sont cloisonnés (ils ne sont pas mélangés) et que notre capacité à basculer d’un cloisonnement à l’autre (autrement dit à faire abstractionabstraction) est assez impressionnante (~ flexibilité mentale). Il en devient étonnant de remarquer avec quelle facilité on se détache des chosechoses pour les reléguer au passé (cf ancrage/désancrage, chapitre 9, BEVBEV). Je veux dire, quand on regarde un film, celui-ci est le centre de toute notre attention et pourtant dès que le générique de fin apparaît, « SUIVANT ! ». On passe radicalement à autre chosechose, on change d’état mental. La nouvelle activité ne s’ajoute pas à l’ancienne, elle la remplace (~ il ne reste pas de trace active du film, pas de marque omniprésente). D’un coup d’un seul, on n’a – tout du moins presque – plus rien à faire du film, et il en est ainsi pour toutes les activités. Cloisonné dans son coin, on commence à l’oublier. S’il n’y a pas (ou plus s’il y en avait un avant) d’ancrage avec la chosechose, si on ne prend pas de dispositions pour s’en souvenir, et qu’en plus on n’en entend pas parler ultérieurement, il se peut qu’on ne s’en souvienne plus jamais (les stars d’émissions de télé doivent en savoir quelque chosechose) !

Par exemple, lorsque certaines personnes qui s’étaient perdues de vue se retrouvent, il n’est pas rare qu’au moment de se quitter elles se disent des chosechoses du genre : « il faut qu’on reste en contact », « on se renvoie bientôt », etc. Et pourtant, dans combien de cas le temps passe et aucun contact n’est repris ? Si les chosechoses ne sont pas bien accrochées, elles se font happer par le cours du temps.

Pour s’en convaincre, pas la peine de regarder plus loin que chez soi. Il suffit par exemple de voir le désordre qu’on peut laisser traîner, nous obligeant à faire le ménage : toutes ces chosechoses laissées-pour-compte qu’on pensait « garder pour plus tard », les dossiers et fichiers sur un ordinateur qui sont là depuis trois ans et qui ne serviront probablement plus jamais. Sans s’en rendre compte, on arrête beaucoup de chosechoses qu’on a commencées et qu’on comptait pourtant poursuivre. Il suffit de scruter les éléments à l’intérieur de sa maison et de se demander à quand remonte la dernière fois qu’on a fait attention à chacun. La plupart de ces éléments ont beau êtres posés ici et là, cela remonte souvent à loin. Comme si tout notre passé n’avait plus aucune importance dans le présent. C’est assez démentiel, car même notre journée d’hier est abstraite, presque « enterrée », alors que c’était le centre d’intérêt principal il y a peu de temps. Qui repense à ce qu’il a fait dans la semaine ? La plupart d’entre nous avançons sans presque jamais nous retourner. À vrai dire la plupart du temps quand je me retourne vers le passé c’est qu’un événement m’a énervé, une erreur en général. Enfin j’exagère quand même, car je suis très attaché à mon passé, notamment au niveau du jeux-vidéo (rétro-gaming, nostalgie), et qu’en outre je mène des projets qui s’étalent sur plusieurs années. Mais quelque part, ça n’a pas d’importance que ce soit réellement mon passé ou pas, car on se recrée quand même, et on ne réutilise pas toutes les données (je veux dire, on pourrait enlever des parties entières de notre mémoire inactive sans qu’on ne s’en rende compte).

L’homme qui démarre un projet plein d’enthousiasme et de conviction est-il le même que celui qui l’abandonne presque à son insu quelques mois après ? Quand on regarde les chosechoses sous cet angle, la vie semble être plus une succession d’instants discontinus qu’une réalisation progressive et continue. D’une certaine manière, on meurt et on renaît tous les jours sans s’en rendre compte ; et ce dans notre propre vie. C’est fort…

Quoi qu’il en soit, il est étonnant de voir qu’un homme « sain » est un homme pour qui chaque journée est un nouveau départ, un homme qui ne conscientise que peu de chosechoses en même temps. Pour garder la « santé » et avancer, il est préférable de ne jamais regarder en arrière, où de prendre le temps de s’arrêter pour essayer de tout gérer. C’est souvent assez risqué.



La mesure relative

Le temps représente à lui seul toute la magie du monde dans lequel on vit. On a beau pouvoir constater que chaque seconde mesure toujours la même durée, le temps n’en reste pas moins une ressource relative et non absolue. On ne peut pas se dire « Tiens j’ai tant de temps, avec ça je suis sûr de pouvoir faire plein de chosechoses ». Seul il ne suffit pas. Et plus on en a, plus on aura tendance à traîner (et vice-versa). En fait le temps se cadence par rapport à notre état d’esprit. Si on n’exerce aucune activité alors la cadence de l’esprit se ralentit et le temps passe moins vite. En revanche si on exerce une activité le temps s’accélère considérablement. Lorsqu’on compte les secondes, si elles mesurent toutes la même durée c’est parce que la cadence imposée par notre esprit reste fixe tant qu’on les compte. C’est à dire que sans esprit, il n’y a pas de temps. En réalité le monde évolue peut être infiniment plus vite ou infiniment moins vite que ce que nous constatons. D’ailleurs, durant notre sommeil (et également durant nos rêves, que nous étudierons plus tard), notre perception du temps est grandement troublée car l’esprit est dans un état très différent de celui de l’éveil. Un très long événement durant nos rêves peut se passer sur un très court laps de temps dans la « réalité » (cf mélange rêve-réalité, rêve du guillotiné, petit pic sur EEG). En fait on est incapable de déterminer logiquement combien de temps il s’est écoulé durant notre sommeil. Seuls des éléments extérieurs (une horloge, notre état physique, etc) peuvent nous renseigner sur ce point. On peut également dire que selon l’approche instantanée qu’on a du temps, sa vitesse ne semble pas du tout être la même : lorsqu’on attend impatiemment un événement les secondes peuvent nous paraître bien longues tandis que lorsqu’on atteint un certain âge – et a fortiori la fin de nos jours – et que rétrospectivement on compresse notre vie aux seules chosechoses vraiment importantes, on peut facilement aller à se dire que le temps allait beaucoup plus vite qu’il n’y paraissait.

Ainsi donc aussi précis une valeur puisse-t-elle être, notre perception de celle-ci dépend très peu de ce facteur. Dans cette optique, la question est de savoir de quelle manière notre perception s’établit. C’est le sujet du chapitre suivant.


Temps et identité (extrait d’une réflexion de mon mémoire de Master 2)

En intégrant une vision plus réaliste de l’influence de la mémoire, ce travail apporte un éclairage nouveau sur les inférenceinférences temporelles et notamment sur les impressions rétrospectives que nous avons du passage du temps. Typiquement, en réalisant que certains événements que nous avons vécus remontent déjà à tant d’années, on se dit souvent que le temps est passé vite. En suivant les arguments développés ici, l’idée ce n’est pas que le temps est effectivement passé vite. Mais que sur le moment, on a l’impression qu’il est passé vite par rapport à la façon sélective dont on reconstruit le passé. En effet, en se mettant dans un état d’esprit associé à un événement passé dont on se rappelle, on a tendance à “oublier” (ou plutôt filtrer, faire abstractionabstraction de) toutes les chosechoses différentes qui se sont déroulées depuis cet événement. Le contraste entre la grande quantité de temps objective (“c’était en 2009 donc cela fait déjà 7 ans”) et la petite quantité de temps induite par le contenu activé en mémoire nous fait naturellement inférer que le temps est passé vite. Si notre système cognitif avait la capacité de se remémorer de toutes nos expériences dans leur intégralité, de chaque seconde vécue, nous n’aurions probablement jamais cette impression que le temps est passé si vite (au contraire).

Une autre manière de le dire est que le temps abstrait ne s’arrête jamais, mais que le temps relatif à chaque continuité s’arrête dès que la continuité associée est interrompue. La reprise d’une continuité après des années de temps abstrait écoulé donnerait alors cette impression temporelle de sortir d’un long sommeil, cette impression de ne pas avoir vraiment vécu ce qui s’est passé durant tout ce temps écoulé. Ce qui n’est pas totalement faux si on considère que l’état de conscienceconscience de l’individu, et donc ce qu’il est sur le moment, dépend de ce qu’il traite. Nous sommes au moins en partie ce que nous traitons. Pour être immergé dans un film, je dois oublier mon identité et devenir ce film, film qui n’est alors autre que moi-même et non le contenu diffusé par l’écran que je regarde. Pendant la durée de ce film, je suis ce film.

Par conséquent, quand je fais une activité A je ne suis pas le même que quand je fais une activité B totalement distincte. Je ne suis pas la même conscienceconscience quand je programme un logiciel de quand je discute avec une personne que je connais ou de quand je réfléchis sur le monde. Notre conscienceconscience du moment dépend de ce dont on a conscienceconscience. Quand j’arrête l’activité A je mets également en veille l’individu associé pour en devenir un autre… Pour l’un le temps s’arrête, pour l’autre il reprend. D’une certaine manière, nous mourrons et nous renaissons tous les jours sous des formes différentes de nous-mêmes, sans nous en rendre compte ; et ce dans notre propre vie.

Nous sommes des caméléons cognitifs, créatures de l’adaptationadaptation, réceptacles du sens et des rôles que le monde nous renvoie. Ainsi ce que nous sommes ne dépend pas tant de notre substance que de notre situation dans ce monde. Si je veux devenir un nouvel individu, que ma vie change, que le monde m’offre un rôle meilleur, alors je ne dois pas essayer de me changer tout en restant dans la situation dans laquelle je me trouve actuellement. Peu importe mes efforts, je redeviendrais toujours inéluctablement celui que je veux oublier et reprendrais ce rôle que le monde me renvoie, je resterais le reflet de ma situation. Si je veux que ma vie change, je dois changer de situation, le monde m’offrira alors naturellement un nouveau rôle. Mais sera-t-il meilleur ou fondamentalement différent ? Rien n’est moins sûr, le monde ayant souvent tendance à manquer d’imagination et répéter les situations déjà vues… C’est peut-être ainsi seulement, par la répétition et la similitude des situations du monde, que nous pouvons maintenir une certaine identité à travers notre vie. L’homme qui démarre un projet plein d’enthousiasme et de conviction est-il le même que celui qui l’abandonne presque à son insu quelques mois après ? Sûrement pas. Mais celui qu’il redeviendra en réaction à un nouveau projet, plus prometteur, certainement. Après tout, peut-être que l’adulte est toujours bien la même personne que l’enfant qu’il était il y a de cela des années.


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