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Soulever les paupières invisibles

Un essai sur la logique du monde et de l'esprit
SOMMAIRE

Soulever les paupières invisibles

Un essai sur la logique du monde et de l'esprit

Chapitre 8

Condamnation par l’excès

Ou les méfaits de la gourmandise et de la surconsommation



Vouloir tout voir, tout tester, tout découvrir peut se réveler être une mauvaise idée. Si vous avez bien suivi jusqu’ici, vous devez peut être saisir en quoi cela est préjudiciable. Mais au delà de la vision mécanique, pourquoi est-ce le cas ? Prenons l’exemple du jeu-vidéo et de la musique, des domaines qui soulèvent massivement cette idée de par la démocratisation du téléchargement illégal.

« Consommer en masse ? Où est le problème ? Je télécharge gratuitement 50 jeux qui ont l’air intéressant, ensuite j’en charge un sur ma console, et si au bout de 30 minutes je n’ai rien ressenti en jouant à ce jeu alors je le supprime définitivement de ma liste, et je passe au suivant. Je ne vois pas pourquoi je me forcerais à continuer, si ce n’est pour me faire violence. De toute façon les goûts ne changent pas donc c’est tout ce qu’il mérite, je lui ai donné sa chance »

Si vous faites partie des gens qui raisonnent de cette manière, j’ai l’outrecuidance de vous annoncer qu’outre le fait de prendre les jeux, œuvres de l’esprit, pour du bétail, vous faites fausse route.

Et puis franchement, croire à une telle utopie : « Je prends tous les jeux acclamés à l’unanimité, je me pose, je joue, je profite, le tout sans contrepartie !», si ça ne sent pas l’arnaque !



Pas d’investissement, pas de revenu

Premièrement, si on mise sur la quantité de jeux, c’est au détriment de la qualité de l’expérience individuelle. La relativitérelativité nous a montré que la valeur se répartie de manière naturelle, par rapport notre ensemble/milieu personnel ; un billet de 10 € a énormément de valeur en tant qu’argent de poche d’un enfant, tandis qu’il n’a quasiment aucune valeur pour le riche directeur d’entreprise qui ne les compte plus. Aux joueurs, souvenez vous de vos premières expériences vidéo-ludiques, des jeux qui avaient toute votre attention et toute votre affection, le contre-exemple parfait de cette manière industrielle de procéder. D’ailleurs le jeu-vidéo préféré de ma jeunesse (le RPG PS1 The Legend Of Dragoon) n’a certainement pas gagné sa place dans mon cœur lors de sa découverte, loin de là. Pour tout dire j’ai failli lâcher l’affaire dès le début tellement je ne comprenais rien à ce genre de jeu, et tellement je trouvais ça « nul » sur le coup. Mais comme à l’époque je n’avais rien d’autre à faire, j’ai continué. Et et avec le temps, la magie de la plasticité cérébrale a commencé à faire ses miracles : quelle claque ! Quel attachement ! Je me suis adapté au genre du jeu et j’ai savouré. Il y a eu un travail de l’esprit d’effectué, qui était à cette époque facilité par la « rareté » des jeux : c’était ça ou rien. Autant dire qu’avec 50 jeux sous la main, si la moutarde ne prend pas vite avec un jeu, on ne cherche pas franchement à s’attacher ou à s’adapter, on passe au suivant et puis c’est tout ! Au mieux on se force à continuer, en attendant de recevoir sa dose de plaisir de manière passive, sans vraiment s’investir. De manière passive car à cause du conditionnement de notre esprit on bloque partiellement ce fameux travail de l’esprit, parfois nécessaire pour « rentrer dedans » et apprécier. C’est une optique de consommation pure, on ne veut pas s’adapter on veut des chosechoses qui nous conviennent sur le champ. L’art n’est pourtant pas un produit de consommation, alors quand je vois des personnes qui jettent un jeu et prétendent « qu’au moins elles lui ont donné sa chance » alors qu’en fait elles ne lui en ont (sans vraiment le savoir) laissé aucune, je reste prostré. Enfin bref, passons sur le point de l’investissement…



Les cyclecycles et les moments propices

Deuxièmement, vous pensez que les goûts ne changent pas ? Qu’on peut « jeter » définitivement un jeu sans remords ? En êtes-vous vraiment sûr ?

Pour appuyer mes propos, je vais prendre un autre exemple d’œuvre de l’esprit : la musique.

Si vous avez une collection de musique et que vous écoutez souvent de la musique, alors vous avez sûrement du remarquer que les goûts changent bel et bien. Ou plus précisément fluctuent. Pas à une échelle macroscopique non, mais à l’intérieur des « genres », ça oui.

Un jour vous êtes fana d’une musique de votre collection qui vous laissait pourtant de marbre auparavant, le mois d’après elle ne vous fait plus d’effet mais c’est justement une autre musique, peut être d’un autre groupe, qui sera votre coup de cœur du moment.

Et pourtant c’est comme avec les jeux-vidéo : « Je télécharge gratuitement 10 albums qui ont l’air intéressants, ensuite je charge une piste sur mon lecteur de musique, et si au bout de 30 secondes je n’ai rien ressenti en écoutant cette musique je la supprime définitivement de ma liste, et je passe à la suivante. Je ne vois pas pourquoi je me forcerais à continuer, si ce n’est pour me faire violence. De toute façon les goûts ne changent pas donc c’est tout ce qu’elle mérite, je lui ai donné sa chance ».

De même qu’avec les jeux-vidéo cette utopie reste une utopie : « Je prends tous les albums acclamés à l’unanimité, je me pose, j’écoute, je profite, le tout sans contrepartie ! ».

À un instant t donné, seules quelques musiques, seuls quelques jeux sont susceptibles de vous faire ressentir quelque chosechose. Cela est du à l’état interne de votre grande horloge et plus particulièrement à la position de ses rouages (cf chapitre 4). Le problème devient alors : mais quand doit-on profiter d’une œuvre ? Comment savoir si nos « aiguilles » concordent avec ce que l’œuvre propose ? En fait, en général, si on prend soin d’écouter son corps, on sait intuitivement quand le moment est venu grâce à la perception d’une envie plus ou moins subtile. Mais si justement on est en quête de quelque chosechose dont on ne connaît pas la nature exacte, comment savoir quelle est-elle ? Dans le cas d’une musique c’est plutôt facile, étant donné que cela ne demande pas un grand investissement de temps et d’activité : on lance une liste de lecture et on peut même faire quelque chosechose à côté. Si une musique que l’on n’aimait pas avant est susceptible de nous plaire maintenant, alors il suffit qu’elle passe dans la liste pour que la braise s’enflamme. Mais pour les jeux-vidéos ouille ouille ouille… Déjà parce que cela demande de l’investissement pour en profiter à fond : il faut jouer correctement, et ça ne dure pas 3 minutes en général ! Par conséquent, si le courant ne passe pas une première fois, on n’est pas franchement emballé à l’idée de retenter l’expérience à l’avenir. Et pourtant pour retenter un jeu il faut le vouloir, contrairement à une musique qu’on a vite fait de réécouter « par hasard ». L’idéal serait d’inventer un détecteur qui indique quand la configuration « des goûts » d’une personne est optimale pour une œuvre en fait (configuration qui peut ne jamais arriver d’ailleurs), pour être sûr de ne pas passer à côté d’une bonne œuvre à cause d’un rejet temporaire. Mais franchement, après avoir étudié les effets de la relativitérelativité je pense que même si on parvient un jour à créer ce genre de dispositif, et que par conséquent nous ayons la possibilité de ne jouir que de ce qui nous est adapté, cela n’empêchera pas l’équilibre de reprendre le dessus et au final, rien ne changera. Et on perdrait implicitement plusieurs effets tels que la surprise.

De plus, ce phénomène de cyclecycle implique également que ce qui marche un jour ne fonctionnera pas pour autant le lendemain. Par exemple, je suis un gros joueur de jeu de combat, et malgré l’image peu reluisante du public vis à vis de ce genre de jeu, il faut savoir que ce sont de véritables jeux de l’esprit, au même titre que les échecs (sauf qu’il faut réfléchir à la fois vite et bien). Dans cette discipline, à haut niveauhaut niveau, la plupart des joueurs se cantonnent à un seul personnage, afin d’être optimal et de ne pas disperser inutilement leurs efforts. Lorsque je joue sérieusement, c’est également ce que je fais. Et parfois, il m’arrive d’avoir des baisses inexplicables de niveau. Dans ces conditions, j’essaye de me concentrer davantage, mais en vain, rien ne semble y faire. Je me dis alors que je suis fatigué, que ce n’est pas la peine de perdurer aujourd’hui car je ne suis décidément pas en forme. L’excuse de la fatigue pourrait être plausible, si seulement le fait de changer de personnage ne résolvait pas totalement le problème ! Le personnage en question est d’ailleurs étonnamment agréable à jouer dans ces conditions par rapport à d’habitude. Bref, je pense que l’overdose du personnage principal entraîne une fluctuation des goûts qui « oblige » de changer de personnage ou d’attendre pour prendre du plaisir à jouer et donc jouer correctement. Et oui, si on n’aime pas ce qu’on fait on le fera moins bien voire mal par rapport au résultat qu’on obtient quand on aime. C’est le phénomène de lassitudelassitude structurelle (un processus relevant probablement de la logique Évolutive, cf chapitre 5) ; dont les conséquences peuvent s’apparenter à l’analogie suivante : « racler le pot de yaourt avec les doigts plutôt qu’avec l’habituelle cuillère », une méthode qui n’est – relativement – pas efficace quand le pot est plein, mais qui peut l’être s’il est quasiment vide. De par la Grande Horlogela Grande Horloge (cf chapitre 4), il est possible de débloquer tout le système en agissant sur un seul rouage (ici changement de personnage, changement « d’outil »).

Il m’arrive exactement la même chosechose quand je travaille sur un projet ; je suis à fond dedans et du jour au lendemain plus aucune envie, je suis comme bloqué. Je me retrouve en quelque sorte forcé de faire autre chosechose et attendre que l’envie revienne naturellement.

Et encore un dernier exemple, peut être plus commun cette fois, la lecture d’un livre. Avant de dormir, il m’arrive de lire une partie d’un bouquin. Sur un même livre il peut m’arriver d’enchaîner les soirs où je lis beaucoup, pour que soudainement l’envie disparaisse. Il m’est alors difficile de lire plus de 3 pages, et en général je dois repasser plusieurs fois le même passage pour véritablement le lire et le comprendre (et non pas le lire mécaniquement sans utiliser la mémoire de travail, cf chapitre 16) : mes pensées dérivent ailleurs, il est difficile de s’accrocher sa conscienceconscience au livre.

Ainsi, si vous ne ressentez rien lorsque vous écoutez une musique ou lorsque vous jouez à un jeu-vidéo, cela ne veut pas dire que l’œuvre en question n’est pas à votre goût. Non, cela veut dire, soit qu’elle n’est pas à votre goût, soit que les fluctuations internes à vos goûts ne lui sont en ce moment pas favorables (que ce n’est pas la période pour en profiter, en gros). Dans le doute, plutôt que de jeter l’œuvre en question, le comportement intelligent serait de la garder de côté pour plus tard. En tout cas c’est ce que j’estime être raisonnable de faire.

 

TODO : Il faut une certaine congruence sur une même période (plasticité). Pub pour la croix rouge alors qu’on regarde un épisode de South Park, sur le moment on est pas conditionné pour traiter ce genre de chosechoses. La pub n’a pas l’effet escompté.

L’analogie du buffet

Bien sûr ce phénomène est général et ne s’applique pas qu’aux œuvres immatérielles. On peut d’ailleurs faire l’analogie avec la restauration. Les buffets à volonté c’est super, sauf que si on essaye de manger de tout sous prétexte qu’on ne veut rien rater, deux problèmes vont vite apparaître. Déjà au cours du repas, on ne savoure rien. D’une part car évidemment on ne prend pas le temps de savourer (avidité), d’autre part car le mélange malvenu empêche la perception idéale. Mâcher du piment pour ensuite manger un truc doux, engloutir du chocolat noir puis du chocolat au lait, ça biaise clairement la perception ; nos capteurs sensoriels et notre cerveaucerveau ne savent plus trop où ils en sont avec tous ces résidus, ils n’ont eux même pas le temps de se ré-adapter (cf image en bas).

Et, une fois le repas fini on ne peut faire qu’un constat : on s’est « pété le bide » à en avoir mal, et on ne sait pas trop si on est rassasié ou dégoûté. Bref en ne voulant rien rater on peut justement passer à côté de tout.



Note : un exemple d’altération de la perception assez frappant : la combinaison d’un jus d’orange aqueux mais assez fort et goûteux avec du raisin noir. Buvez un peu de jus d’orange : il doit alors avoir du goût. Ensuite mangez une dizaine de raisins noirs et buvez de nouveau du jus d’orange : il n’aura alors plus vraiment de goût.

Note bis : bien que je n’ai jamais effectué ce genre de voyage, je pense que l’analogie du buffet (ou plutôt le parallèle avec les listes de jeux et de musique) s’applique également aux voyages organisés dans lesquels on visite énormément de lieux sur une courte période de temps.

 

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Les cases A et B sont en fait de la même couleur

Sur cette image (échiquier d’Adelson) les cases A et B sont en réalité de la même couleur.

 

Industrie et paradoxe de dualitédualité

On peut faire le parallèle entre le phénomène présenté dans ce chapitre et le fonctionnement industriel et démesuré. En effet, avec la société de consommation actuelle, on exploite une quantité de ressources indécente mais on n’exploite rien d’une chosechose en particulier (~ pas de « squeezing » des chosechoses, on ne les retourne pas dans tous les sens, on ne les use pas jusqu’à la moelle ; en fait ça c’est ce qu’on fait avec les ressources). Au lieu de faire beaucoup avec peu, on fait peu avec beaucoup. Par exemple, les films hollywoodiens et les grosses productions vidéo-ludiques ont tendance à être assez « plates » et peu inspirées malgré l’investissement colossal et l’implication d’un grand nombre de personnes.

 

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